Bonjour Léna. J'aimerais te poser quelques questions concernant ton exposition. Pour commencer, qui est ce J dont tes textes font mentions ?

Bonjour Colin. J est un ami, un cousin. C'est aussi quelqu'un qui a décidé de quitter le monde des vivants il y a 7 ans. Il vivait au Chili.

Dans ton exposition j'ai remarqué la récurrence d'une forme de cœur. D'où vient-elle ?

Le dernier jour où j’ai passé un moment avec J, je voulais trouver une pierre pour mon amoureux de l’époque, et de manière très évidente, j’en ai trouvé une grise avec un cœur rouge naturellement dessiné dessus. On était tous les deux assez sensibles aux « synchronicités ». Et il faut savoir que J, dans sa crise de délire la plus intense, voulait faire la révolution rose. Une révolution de l’amour. Il avait un programme politique et inondait les réseaux sociaux. Ce n’était pas très cohérent, mais c’était fort et ça avait un sens pour lui. Surement celui d’un amour très grand, très profond qui n’avait pas de mots. Dans sa chambre, il y avait des cœurs dessinés en nombre. Puis j’ai commencé à en voir partout. Pendant un moment, c’est comme s'il me les adressait.

L'autre jour, je t'ai entendu parler d'animita. Qu'est-ce que c'est ?

C’est au Chili. Ce sont de petites maisons construites sur le lieu d’un décès, parfois dans l’espace public, où l’on vient prier le·la défunt·e (même si on ne les connaît pas !). Si nos vœux se réalisent, alors il arrive qu’on appose une pancarte à cet endroit où est écrit « GRACIAS [le nom de la personne] POR LOS FAVORES CONCEDIDOS ». Ce qui signifie en français : « Merci pour les faveurs concédées ». Les étiquettes, bougies, offrandes, sont parfois très nombreuses et dépassent largement le petit abri. C’est pour moi un marqueur fort de la relation très poreuse que les chilien·ne·s entretiennent avec leurs morts.

Dans cette exposition, tu présentes un corpus de pièces avec des médiums très différents (des dessins, une collection d’objets, des textes). Le dialogue entre des formes hétéroclites est-il constitutif de ton lexique d’artiste ?

Je crois qu’en général, ma pratique est assez hybride. Mais le texte est toujours présent. C’est aussi la première fois que je montre des dessins. Dernièrement, j’ai fait souvent plus de performances que d’exposition. Quand il m’arrive d'exposer, c’est en effet souvent avec des propositions très fragmentaires, très multimédias, où sont liées des matières, et des éléments audio et visuels, voir olfactifs. J'aime produire des environnements qui s'expérimentent un temps donné. Je dirais que j'utilise aussi une grande diversité de forme par simple plaisir, c'est un peu comme faire une salade avec tous les ingreditents.

Beaucoup de tes pièces convoquent des opérations simples, et invitent à porter son attention sur des choses subtiles, comme la forme d’une pierre. Tes dessins à côté offrent une lecture beaucoup plus ouverte. Quelle place occupe la pratique du dessin dans ton travail ?

C'est pour moi un processus très introspectif. Pour m’imprégner d’un endroit, d’une situation. Ou encore pour me faire du bien. Parfois pour retrouver un état particulier, une connexion organique à ce qui m’entoure. C’est un dialogue peut-être. En ça, cela rejoint le reste de mon travail autour de l’attention aux environnements, avec des dispositifs plus techniques ou « conceptuels ». Mais s’y retrouvent toujours des éléments sensoriels.

J’ai vu ce que tu as fait à la bombe sur les vitres de l’espace Longue Vue (n’as-tu pas honte !). Revendiques-tu la pratique du graffiti dans ton travail, ou est-ce simplement un message de plus adressé a J dans le cadre de cette animita ?

Tu n’aimes pas ? Je me suis pourtant bien appliquée... Je crois que ce geste est une manière de l’amener ici. J graffais. Sa signature était SIMER (merci en verlan, prononcé à la chilienne). Je l’ai vu tant de fois partir avec des bombes dans son sac, avec la volonté de prendre des risques pour taguer à un endroit qui se voit beaucoup, et impossible à accéder. Il aimait voir les choses en grand. Moi au contraire, je regarde souvent dans le tout petit. C’est la première fois que je prends une bombe. Peut-être que c’était une collaboration ? J’aime penser que je suis téléguidée.

Cette exposition a été conçue pour le lancement d’une édition, la Sublim Théorie. De quoi s’agit-il ?

D’une thérapie, d’un processus de deuil ? D’une private-joke avec J, avec les gens qui l’ont connu ? Aussi d’une manière de traverser cet événement terrible avec le sentiment très fort que celles et ceux qui nous ont quitté ne sont peut-être pas si loin, que les morts nous veillent et que leurs énergies perdurent. C’est un recueil de textes, et de ces formes que je rencontre sans cesse depuis sa disparition. Quelque chose de grave, d’un peu drôle et en même temps d’immensément doux.

Avant cette édition, quelle place occupait l’écriture dans ton travail ?

J’écrivais pour des performances, ou pour moi. Mais c'est avec cette édition que j’ai réalisé à quel point je me sentais libre dans l’écriture. C’est la voix du dedans.

Comment envisages-tu cette édition dans ton travail ? S'agit-il d'une œuvre entière ou plutôt d’un objet satellite ?

C’est étrange, car c’est très intime. C’est donc découvrir un morceau de moi que je n’ai pas l’habitude de livrer. Et qu’en même temps, je souhaitais partager. Que je peux transmettre aussi, maintenant que les années ont passé, que d’autres épreuves ont dû être traversées. Et… à chaque fois qu’une occurrence s’approchait pour que je la présente, ou l’avance, un nouvel événement tragique a eu lieu dans mon entourage. À tel point que j’en ai un peu peur aussi. Mais sinon, il s’agit d’une œuvre à part entière oui, qui pourra circuler librement et trouver peut-être, des résonances chez les lecteur.ice.s.

Propos de Léna Hiriartborde recueillis par Colin Thil

L'exposition s'est déroulée le 19 janvier 2024 à l'espace Longue vue, sur l'Île Saint-Denis